MICHEL SMOLEC ET L’ART
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Un jour, Michel Smolec qui vivait depuis toujours dans un milieu ouvrier profondément acculturé, est entré dans le monde de l'art : d’emblée il a eu une façon bien à lui, si réservé, si pondéré, de plonger avidement dans le milieu des galeries, des musées, comme un boulimique qui se jetterait sur de la nourriture dont il aurait été trop longtemps privé. Depuis, il s'est montré d'une curiosité jamais démentie, même après de dures journées de travail, pour aller voir des expositions, assister à des réunions, aider à des gardiennages de salons ou autres manifestations artistiques, foncer en banlieue, traverser le temps d'un week-end, la France de part et d'autre, à la découverte de créateurs bien souvent anonymes ; partir en Belgique, en Hollande, aller écouter de la poésie, etc. Il vit, désormais, dans un bain de jouvence artistique. Et, visiblement, il y a trouvé un grand bonheur ! Partout, sa gentillesse, sa présence un peu secrète, son attention pour les autres, ont généré le respect, lui ont conquis des amitiés.
D'autant que, étape capitale, il a, un jour, vaincu ses inhibitions, ses complexes d'infériorité... Il a plongé ses mains dans la terre et donné naissance à de merveilleux petits personnages. Immédiatement, tout ce qui dormait sans doute en lui, s'est libéré dans ces minuscules êtres de glaise ! Depuis, dès qu'il "descend à la cave", jaillissent ses relations difficiles avec des problèmes existentiels, ses jalousies, ses fantasmes et ses peurs, son humour aussi et son sens de l'observation, sa grande simplicité qui ne supporte pas l'égocentrisme et le dénonce dans la terre ! Là encore, il a créé son rythme. Il attend que mûrisse un problème en gestation dans sa tête, en parle de temps en temps, comme pour éclaircir ses idées. Et, tant qu'il n'a pas "trouvé" comment l'exprimer, il n'essaie même pas de sculpter ! La sincérité de Michel Smolec est si profonde qu'il ne peut "travailler" que si la pulsion est là, puissante et créatrice ! Mais, si elle est là, il lui est alors impossible de l'ignorer, et le voilà tournant autour de son bloc de terre, riant, rugissant tandis que s'élabore la "scène". Et, malgré ces "prémices", malgré cette sorte de gestation mentale préalable à toute réalisation, chaque création lui est finalement une surprise !
Une question demeure : Comment Michel Smolec en est-il venu à sculpter ? Allant de galeries en musées, à la recherche de créations elles aussi originales, souvent bouleversantes, surtout lorsqu'elles appartenaient à la mouvance hors-les-normes, il parlait de son envie de sculpter, sans jamais trouver en lui l'audace, peut-être, de concrétiser cette envie Quelques mois ont passé. Un jour, placé par hasard devant un bloc de terre, en toute simplicité il s’est mis à sculpter. Pour simples qu'ils soient, les deux petits êtres issus de cette matinée, ne manquent pas de sel. Le week-end suivant, il a continué, et c'est ainsi qu'est née Mignoteries qui, déjà, portait en elle toutes les caractéristiques des oeuvres à venir. Ce petit couple est visiblement en train de se lutiner, sans que l'aspect physique des deux protagonistes permette de dire de façon définitive qui est qui : l'un a de longs cheveux, mais c'est lui qui darde son nez/phallus sous celui, retroussé de l'autre, aux narines béantes, comme prêtes à recevoir leur vis-à-vis. Et les cheveux courts, les petits yeux liquides de celle qui, peut-être, est la femme, sont déjà tout pleins de romance.
Au fil des mois, se sont succédé Le jaloux, personnage dont seul le haut du corps est représenté, visage incliné sur une plantureuse paire de seins, et qui repousse sans ménagement un trouble-fête. Puis toute une série, dont La Mort à la rose, « disparue » pour avoir « succombé » à un feu allumé dans un four de papier réalisé lors d’un week-end avec des amis. Dans ce genre de four, la température n'est pas supposée s'élever au-dessus de 900°. Mais, allumé avec du bois de cerisier et de châtaignier ultra sec, qui plus est un jour de vent à écorner les boeufs, le four est monté à une température telle que les ferrailles de soutènement, conçues pour résister à plus de 1300°, ont toutes été brûlées. Inutile de dire que, des oeuvres, ne restaient que des morceaux. Une seule avait résisté, L'Extra-terrestre, uniquement fendue de haut en bas. Seule consolation, les belles couleurs irisées de la chevelure, qui ne se seraient jamais produites à une moindre température.
Optimiste, Michel Smolec a repris ses créations qui étaient chaque fois aussi pleines d'émotion. D'autant qu'elles se succédaient comme si, désormais, il était incapable de canaliser le flux des traumatismes qui avaient naguère perturbé son existence, et jaillissaient dès lors par le truchement de ses petites oeuvres. Ainsi aborda-t-il un jour le thème de l'I.V.G. dans lequel une femme allongée laissait voir un foetus étranglé par une main d'appartenance anonyme. Réalisme très agressif ! Bientôt détruit ! Et, quelques mois plus tard, une seconde I.V.G. prit corps qui, si elle ne pouvait éradiquer le côté brutal du phénomène, était suffisamment créative pour que le spectateur soit sensible à sa beauté.
Par ailleurs, de problèmes religieux peut-être mal résolus, ou inconsciemment éludés, naissait L'Ange, au visage blanc, protégeant de ses ailes éployées une sorte de sphinx à la face énigmatique, entouré de ses "adorateurs". Ces deux oeuvres sont un jour parties au Musée d'Art naïf et outsider de Zwolle, en Hollande, puis transférées au Musée Guislain à Gand, en Belgique.
Des motivations parfois moins évidentes, à moins que ne soit en jeu le changement de milieu social vécu par l'artiste, expliqueraient peut-être les relations "culturelles" qui se sont instaurées entre un brave garçon au crâne ouvert, suppliant de ne pas révéler ses secrets ; tandis que, penchée sur cette béance, une sorte de Madame Freud laisse tomber son crayon en s'exclamant : "Il fait si noir, là-dedans, que ma page restera blanche !" Cette oeuvre est à Lagrasse, à la Collection Cérès Franco d'Art contemporain.
Désormais, nombre d'événements, marquants ou bénins, se sont mis à jalonner cette création de terre : un malentendu sur l'heure à laquelle Michel Smolec devait retrouver quelqu’un dans une gare, et ce fut Le rendez-vous manqué, où deux personnages dos à dos tiennent chacun une pendule arrêtée à une heure différente, l'un arborant un air furieux, l'autre faussement contrit, mais incapable d'empêcher ses yeux de pétiller de malice... Ailleurs, suite à un débat où des artistes avaient passé la soirée en congratulations réciproques, l’artiste prouva son talent d'observateur, et attesta qu'il pouvait –qu’il peut- avoir la dent dure lorsqu'il se trouve dans une ambiance qu'il juge surfaite, car voilà Rendez-vous d'artistes où deux personnages, de part et d'autre d'un pot de miel, se gavent réciproquement de cette douceur ! Mais dans l'ensemble, la tendresse est omniprésente dans ses oeuvres : elle l'est dans Je t'attends où une petite drôlesse à l'air émoustillé, en terre rose, susurre par-dessus un mur orange quelque proposition sûrement graveleuse à un autre personnage, mains projetées en avant, souriant de ses énormes dents blanches... Elle l'est dans Caresses où deux mains sont arrondies, presque à la toucher, autour d'une croupe féminine, cambrée comme un rêve. Peut-être est-elle absente dans Euthanasie, œuvre récente, d’une cruauté inhabituelle, où un personnage incliné vers l’avant, en repousse solidement un autre qui tente vainement de sortir de terre. Mais d’une façon générale, ces oeuvres confirment, au fil des années, qu’elles sont à la frontière de la simple tendresse, de la grivoiserie et de l'érotisme. Car ce dernier est là, sans ambiguïté, dans tous les couples, tel ces Fantasmes où les crânes des personnages sont le creuset de passionnantes étreintes perpétrées par de minuscules couples lascifs.
Longtemps, les oeuvres de Michel Smolec ont été conçues comme des couples, à propos desquels sont apparues quelques autres constantes : Partagé entre l'urgence présente à demeure, si manifeste qu'elle l'empêche de fignoler, l'oblige à garder très brute la patine de ses personnages ; et le désir de leur donner paradoxalement une connotation esthétique, ils sont le plus souvent polychromes. Cette polychromie est obtenue non à partir de peintures ou d'émaux, comme chez la plupart des sculpteurs ; mais de terres mêlées avec un sens aigu des rapports de couleurs, de l'infime touche qui fait vibrer l'ensemble. Elle peut ne tenir qu'à l'oeil, aux dents, c'est-à-dire se situer au niveau du détail. Mais la plupart du temps, elle est dans les cheveux qui affectent chaque fois un aspect détonant et des couleurs inattendues ! Grâce à ces couleurs également portées sur des éléments vestimentaires, Michel Smolec apporte d'ailleurs souvent à ses sculptures une préciosité surprenante, comme le Dandy à collerette ouvragée et pantalon brodé ; ou le Sylvain dont la tête terrible avec ses yeux perçants, émerge d'un tronc/corolle à l'écorce rugueuse.
Autre constante, la béance des crânes : aucun des personnages n'en a un qui soit fermé. Comme si le créateur se mettait chaque fois psychologiquement à nu ? Et, comme seuls les cheveux constituent l'arrière de la tête, peut-être ce détail corrobore-t-il ou explique-t-il leur importance ?
Constante aussi, les visages aux grosses lèvres lippues, craquelées et tordues, aux longs nez retroussés, toujours très expressifs, que les yeux soient creux ou fermés, tout petits ou exorbités, droits ou louchant terriblement !
Constante enfin, la "présence" physique des personnages qui, bien que dépourvus de sexes sont devenus au fil des années, nettement masculins ou féminins : certes les femmes ont des seins, très petits d'ailleurs, mais délicatement mamelonnés et érotiquement dardés. Mais la différence essentielle tient, une fois encore, aux cheveux : ils sont chez les hommes hirsutes, savamment embroussaillés ou lisses, mais toujours surabondants comme ceux d'un Samson dans lequel l'artiste puiserait sa force. Chez les femmes, ils sont coquettement disposés, lisses ou frisés, étalés en diadèmes, etc.
Pour les autres détails, hommes ou femmes, leurs membres n’ont, pendant longtemps, jamais été complets, mais limités à des amorces de bras, et les jambes étaient souvent absentes, remplacées par un ventre surallongé, des hanches prononcées, posés à même le socle. C'est le cas de cette femme surprenante, à la taille fine, sorte de Vénus callipyge, et de son partenaire plus petit qu'elle, qui la regarde les bras en croix, souriant de ses immenses dents blanches et déclare : Les bras m'en tombent !
Pourtant, le temps aidant, et l’humour jaillissant peu à peu derrière la tendresse, une nouvelle « série », plus grande a commencé à prendre corps au long de laquelle, intuitivement, l’artiste a semblé s'en aller plus loin dans la fantasmagorie et l'imaginaire pur. En témoignent sa Vénus au galbe inénarrable, « première » à être solitaire et ne se rattacher apparemment à aucun événement personnel ; Démosthène, qui possède des membres inférieurs complets et est doté en outre d’un irrésistible phallus ; Sappho, dardant vers le visiteur ses deux yeux effrontés ; et deux autres encore, les yeux levés au ciel ou scrutant l’horizon, intitulés Ne vois-tu rien venir et En attendant...
Parallèlement, et pendant longtemps, à demi allongé sur son lit, Michel Smolec a porté sur des feuilles de papier, de mystérieux dessins apparemment sans importance ! Mais voilà qu’un jour, quand il a décidé de les montrer, ils se sont avérés pleins de surprises : C’étaient de drôles de dessins jetés à grands coups de crayon noir. Ne s’y repère au début qu'un personnage dissimulé dans une flore incertaine ; puis progressivement, l'attention se porte ici sur un oeil tapi dans un angle ; sur un autre, là, au milieu des "buissons"… Apparaît un second visage, perpendiculaire au premier, peut-être, voire complètement inversé. Bientôt, plusieurs faces sont décelables, à mesure que tourne la page ; grimaçantes, humoristiques, sombres, inquiètes... jamais méchantes ! Puis le dessinateur encore à ses balbutiements s’est essayé au crayon de couleurs. Et le même travail de gestation silencieuse s’est poursuivi.
Et voilà qu’un soir, il est rentré hilare du travail, où il avait passé sa pause de midi à dessiner sur un mur en construction, une Demoiselle du chantier, très stylisée, nue, seins et pubis en évidence, perchée sur de hauts talons ! Son regret, ne pouvoir détacher le pan de mur pour récupérer ce témoignage de sa première tentative en grandes dimensions. Il était amusé comme un enfant, en racontant comment ses collègues, revenus de leur repas, et découvrant ce spectacle plutôt inattendu, ouvraient des yeux comme des soucoupes, et estimaient que c'était "du vrai Picasso" ! Cette aventure a été tellement palpitante que le lendemain il a rapporté du chantier un morceau de matériau isolant, et tenté dessus une nouvelle expérience !
Mais il semble que, comme tous les authentiques créateurs, Michel Smolec soit incapable de se contenter d’une répétition à l’infini d’une même formulation. Désormais sur panneaux de bois trouvés dans la rue –ce principe semble capital- il est passé à la couleur, à grands traits de pastels gras, mélangés de façon à créer des nuances de chairs nacrées… Les personnages se sont débarrassés des décors incertains, comme des Golems se libéreraient de la gangue qui les entourait. Ainsi en va-t-il de Belle en son jardin, Timide, Belle à sa toilette… Simples, directement lisibles… Mais, progressivement, d’autres ont généré de nouveaux questionnements : Ce qui semble être, Au coin de la rue, deux femmes protégées par un parapluie, nues à l’angle de deux maisons, sont-elles bien deux ? Sont-elles siamoises ? N’y a-t-il qu’une seule femme avec deux visages dont l’un serait à sa place, l’autre planté à celle de la poitrine déjetée ? Est-ce un bras, est-ce un pan de hanche qui dépasse de l’anatomie visible –lisible- ? Ces yeux, à travers la vitre qui ne révèle qu’une vague silhouette floue, sont-ils ceux d’un voyeur ? Sont-ils le subconscient de cette/ces femmes(s) ? Sont-ils simplement son (leur) reflet dans le verre ?… Et au Retour des vêpres, sous une autre opulente chevelure rousse, combien y a-t-il de visages puisqu’il y a deux nez, deux croix d’or et deux seins ; mais trois yeux ? A qui appartient ce bras levé qui ne semble rattaché à aucun corps ?… Et, avec Tant et trop d’yeux, quel fantasme a donc jeté pêle-mêle des bras trop courts, des poitrines galbées n’appartenant à personne, des pans de joues anormalement étirés… des visages comme glués les uns aux autres, aux bouches de guingois parfois se chevauchant… aux yeux fixes, comme plantés sur les orbites et non dedans…
Les yeux ! Ce sont eux, finalement, qui accentuent l’étrangeté des personnages et ajoutent à la difficulté de les définir ! Dessinés en amande, ils sont d’un bleu très vif, aux épais sourcils, aux paupières lourdement maquillées et à la pupille violemment dessinée qui donne au regard un air à la fois énigmatique et dur, voire arrogant. Mais surtout, ils ne sont jamais à la bonne place, et leur nombre n’est jamais satisfaisant ! Et, du fait que les contours des futurs protagonistes à peine esquissés, ce sont les yeux qui apparaissent les premiers, il est évident qu’ils prennent dans l’esprit de l’artiste, une importance capitale. Indéfinissables, ils revêtent pour le spectateur, une obsession puissante qu’il lui faut décrypter !
Si importante a été, dans la vie de Michel Smolec, l'irruption de la sculpture et du dessin, que l'on peut affirmer qu'il y a trouvé le langage. Car même si, dans l'intimité il en était venu à parler librement, il était capable, lors d'un dîner, surtout s'il y avait là des gens qui le snobaient un peu, de rester des soirées entières sans proférer un mot, devenant rouge brique puis très pâle, si l'une des personnes présentes s'adressait directement à lui. Heureusement, du jour où il s'est rendu compte que sa création avait sidéré tout le monde, il a été capable de répondre, simplement. Bien sûr, il ne sera jamais un grand orateur, ni un m'as-tu-vu ; mais il est bon de l'entendre s'exprimer, rire librement ! Et, dans les expositions auxquelles il a déjà participé, il se sent désormais "chez lui", même s’il est toujours un peu sur le grill ! Bien sûr, pour "voir" ses oeuvres, il ne saurait être question de les regarder du même œil que les créations d'artistes passés dans le moule des écoles d'art. Mais comment ne pas ressentir, comme chez tout autodidacte, qu’elles sont, par leur spontanéité et le sens dont elles sont porteuses, d'autant plus bouleversantes et provocatrices.
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Plus de quinze années ont passé. Au cours desquelles s'est élargie une oeuvre de chair au sens quasi-littéral, vu la liberté croissante qu'elle a généré chez ce créateur déjà puissant et original. Sans doute encore surpris par la révélation de ce monde pictural auquel il apporte maintenant sa marque, Michel Smolec fonce tête baissée. Car demeurent l'urgence de pétrir cette glaise, se frotter à larges traits de pastels à la dureté du bois. Subsistent, aussi rédhibitoires malgré quelques mutations, le besoin d'être narratif, la nécessité de rattacher Ses oeuvres à SA réalité... En somme, artiste par surprise, il est devenu l'auteur tendre, exacerbé et assurément talentueux, de créations intenses à corrélation tellement psychanalytique, qu’elles entraînent subséquemment le spectateur dans des implications beaucoup plus profondes que l'admiration de leur simple apparence !
Jeanine Rivais.
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CE TEXTE A ETE PRESENTE LORS DE LA CONFERENCE A SAINT-MANDE DANS LE CADRE DE L'ASSOCIATION "ARTS ET JALONS" ET PUBLIE DANS LE N° 69 DE JANVIER 2001 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA